Lecture de paysage : Desnes, une fruitière à Comté dans la plaine de la Bresse
Par Pascal Bérion
Maître de conférences en Aménagement de l’espace et urbanisme
Université de Franche-Comté / Laboratoire ThéMA UMR CNRS 6049
La fruitière de Desnes transforme chaque année environ trois millions de litres de lait en fromages d’AOP Comté affinés par la maison Rivoire-Jacquemin. Son terroir présente plusieurs traits de typicité qui sont liés tout d’abord à sa configuration géographique et paysagère, ensuite à l’organisation du finage dans lequel il est inscrit et enfin aux pratiques des éleveurs.
Le bassin de collecte de la fruitière de Desnes appartient intégralement à la Bresse, ses producteurs sont localisés dans le Jura et en Saône et-Loire. Il s’agit d’une zone de basse altitude (200 mètres en moyenne) délimitée à l’est par les premières élévations du vignoble du Jura (Sellières, Arlay), au sud par la vallée du la Seille (Bletterans), à l’ouest par la Bresse bourguignonne (Louhans et Pierre de Bresse) et au nord par le val de Brenne (Chaumergy). Un observateur néophyte pourrait s’étonner de voir une fruitière à Comté installée en zone de plaine et sur la frontière historique entre « Duché » et « Comté » de Bourgogne. Qu’il soit rassuré, la production de fromages à pâte pressée cuite dans cette partie de la zone d’appellation Comté est fort ancienne. L’actuelle fruitière puise ses racines dans une association de producteurs fondée en 1838. Elle est toujours installée dans des locaux loués à la commune et édifiés par cette dernière en 1901. Sa présence en plaine correspond à des usages locaux, loyaux et constants qui témoignent que le terroir du Comté doit sa dynamique à des pratiques sociales qui savent s’adapter aux différents contextes naturels du vaste espace délimité par le massif du Jura et ses périphéries immédiates.
Le paysage de la fruitière de Desnes s’organise en trois entités distinctes :
La première s’inscrit dans la vallée la Seille (communes du Desnes et de Relans). La topographie est celle d’une large plaine alluviale sur laquelle s’est installé un openfield à dominante céréalière où les villages sont agglomérés. Les vues sont généralement dégagées et donnent à voir les premiers éléments du relief du Jura (vignobles d’Arlay et de l’Etoile). Les sols sont très filtrants car ils sont situés sur des sables et graviers d’alluvions de la Seille qui reposent sur des gisements de cailloutis dits de la « forêt de chaux » exploités aujourd’hui à des fins de production de matériaux de construction (gravières Holcim Granulats).
La deuxième, communément dénommée « Bresse des étangs » (communes de Commenailles, Froideville et Le Villey) repose sur des sols imperméables composés d’argiles et de sables. Les espaces agricoles s’intercalent entre bois, bosquets et étangs, qui occupent les secteurs les plus humides. L’habitat rural change radicalement puisqu’il se disperse en une multitude de hameaux et adopte un style de bâti typique de la Bresse. A Commenailles, les sables et les argiles sont depuis longtemps exploités pour la production de briques et de tuiles (tuileries Jacob) ;
La troisième (communes de Chapelle-Voland, Bellevesvre et Fretterans), s’inscrit pleinement dans la plaine de Bresse. Les sols sont là aussi peu perméables, mais bois et étangs se font plus rares. L’habitat rural est dispersé et les espaces agricoles deviennent dominants et laissent apparaitre un maillage de haies qui témoignent qu’autrefois cet ensemble était un bocage.
Les pratiques agricoles se détectent dans l’observation du paysage des finages bressans. Le trait d’identité qui s’impose est la forme typique de l’habitat agricole. Les fermes bressanes sont petites et se composent d’un bâtiment principal et de ses dépendances (grange à grains, soue à cochon, étable annexe…). Tous les bâtiments s’organisent avec un faîtage orienté nord/sud (source CAUE du Jura) pour se protéger de la bise, avec une façade principale orientée au levant. Les constructions sont de plain-pied, avec des murs à colombage (la pierre est une ressource rare et couteuse) remplis de briques ou de pisé (argile compacté). Les toits sont pentus et couverts en tuiles (généralement produites à Commenailles) et présentent une rupture de pente avec un important débord de toit appelé « coyau ». Ces fermes sont caractéristiques d’un finage valorisé par un système de polyculture élevage.
D’hier à aujourd’hui des constances s’observent dans l’organisation générale du finage, des paysages et des pratiques agricoles. Tout d’abord, les fermes actuelles sont peu souvent composées d’un seul hangar abritant le bétail et le fourrage ; elles forment plutôt un conglomérat de bâtiments séparés et aux fonctions bien distinctes : ancienne étable entravée convertie en stabulation pour les génisses, hangar à foin, ancienne grange servant de remise pour le matériel et hangar récent hébergeant les vaches laitières. Ensuite, la présence de cultures de céréales, dont celle du maïs grain est manifeste. La forte humidité des sols de la Bresse est peu favorable aux cultures d’hiver, mais plait au maïs qui se trouve ici sur un de ses finages de prédilection (il pousse sans être irrigué et donne des rendements qui dépassent souvent les dix tonnes à l’hectare). Une partie des céréales produites est utilisée par les éleveurs pour élaborer un concentré fermier qui vient soutenir l’alimentation des vaches laitières. Cette ressource est utile car faire du bon foin en Bresse n’est pas une chose facile. Outre le fait que le sol soit humide, la pousse est précoce et les fenêtres météorologiques pour sécher le fourrage sont brèves. Enfin, les pratiques des éleveurs de la fruitière de Desnes sont très extensives puisqu’ils produisent en moyenne 2 000 litres de lait par hectare… mais ils sont rémunérés à près de 500€ pour mille litres.
La continuité de la production de Comté aux confins du Jura et la Bresse est une bonne nouvelle. La fruitière de Desnes est petite mais ses producteurs sont dynamiques et savent se renouveler. La terre de la Bresse est difficile à cultiver mais le lait produit avec de l’herbe et du foin, le maïs grain et ses volailles constituent des ressources solides que l’intensification agricole des décennies passées considérait à tort comme obsolète. La valorisation du lait obtenue à Desnes en témoigne, en 2016, un litre de lait valorisé ici en valait deux ailleurs en Bresse !