Fromager à Comté, l’alchimiste de l’or blanc

p6 - Fabien Morot Coop Vers-en-Montagne (Thierry Petit)

Dans son atelier, il fait preuve de rigueur et d’organisation. Mais transformer le lait en Comté est aussi un savoir-faire sensible qui s’acquiert à force de pratique.

Un fromager à comté ne fait pas tous les jours la même chose; il fait tous les jours de son mieux, en ajustant ses gestes au lait qui évolue chaque jour. Pour obtenir le meilleur Comté possible

L e fromager est celui qui fabrique les Comté dans les fruitières du massif jurassien. A ne pas confondre avec le crémier, qui vend le Comté au détail dans sa boutique de centre ville ou de quartier ! Les fromagers assurent sept jours sur sept la fabrication avec tout ce que cela implique de savoir-faire, de connaissances techniques et sanitaires et de management des hommes et femmes qui constituent leur équipe. Dans leur atelier, un lieu qu’ils affectionnent, ils sont aux commandes et bénéficient pour la plupart d’un statut de cadres dirigeants. Leur position dans l’entreprise est assez originale puisque leurs « fournisseurs de matière première » (les agriculteurs producteurs de lait) sont aussi leurs patrons ! Au centre de l’organisation de la filière Comté, ils en constituent le point d’équilibre par leur lien étroit avec l’agriculteur président de la coopérative et avec l’affineur. Leur métier, affaire de rigueur, de précision et d’organisation nécessite aussi une bonne dose de « ressenti ». Voir, sentir, toucher, écouter, goûter : lors de la fabrication du « fromage en blanc », les cinq sens sont en éveil. Ce savoir-faire sensible s’aiguise au fi l des ans au contact du lait, en observant la transformation du vivant qui s’opère dans la cuve. Avec le lait cru, le travail n’est jamais le même et le savoir-faire se fonde peu à peu sur ce changement perpétuel. C’est tout l’attrait de cette « chimie alimentaire » : les fromagers allient rigueur scientifique et « feeling sensoriel ». Tous les fromagers sans exception transmettent leur savoir-faire aux jeunes. C’est une culture très ancrée en Comté : les « anciens » transmettent ce qu’ils ont appris de leurs « maîtres ». Chez nous, le « chef » des fromagers est appelé « maître-fromager » et ses subordonnés sont des « seconds ». Quelques années plus tard, le second devient maître et le savoir-faire se perpétue simplement, humainement, dans un partage de passion et d’abnégation.

Fabien Morot: « Je me fais confiance, mais je ne m’endors pas»

Le fromager de Vers-en-Montagne n’est jamais sûr de rien : son métier consiste à être sur le qui-vive en permanence pour « bien valoriser le lait des producteurs ».

Quand Fabien Morot a choisi son orientation à l’Enil de Mamirolle, c’était d’abord pour suivre deux copains qui n’ont finalement pas eu leur bac et l’ont laissé partir seul dans cette école du lait ! La magie a opéré et Fabien s’est trouvé mordu du métier. Après un BTS lait, un CS pâte cuite et son service militaire – chez les chasseurs alpins de Chambéry s’il vous plaît – le jeune homme a débuté avec Paul Jeusset à Lajoux dans la fabrication du Bleu de Gex. Après une pause de quatre ans à Peugeot Vesoul, ce Haut-Saônois est revenu dans le Jura pour redevenir
fromager. A Vers-en-Montagne, Hervé, le frère de Fabien, avait nouvellement été nommé jeune fromager et Fabien a pris le poste de second de son cadet. En 2011, Hervé est parti aux fromageries d’Arc-sous-Montenot, Villers-sous-Chalamont et Villeneuve-d’Amont (groupement d’employeurs) et Fabien a naturellement pris la place de fromager à Vers. Aujourd’hui, il a le sentiment d’avoir fait le bon choix. Son métier et son beau chalet traditionnel, Fabien en est fi er et pourrait y retourner tous les après-midis s’il ne se retenait pas. « Il y a une âme là dedans … Et toujours quelque chose à faire ! »

« C’est une bonne chose que les Comté ne se ressemblent pas ! »

Un fromager, c’est un peu un sculpteur

Il dit que fromager ressemble un peu à sculpteur : la sculpture est déjà présente dans le bloc de pierre, comme le fromage dans le lait. « On ne crée rien, tout existe déjà. Nous faisons en sorte d’extraire tout le potentiel du lait. C’est une responsabilité importante, le revenu des fermes est entre nos mains ». Alors, Fabien Morot doute toujours : « Je ne suis jamais sûr de rien, c’est une qualité comme un défaut. Est-ce que tout a été bien fait ? Je me fais confiance, mais je ne m’endors pas. » Aux jeunes apprentis, il enseigne la patience et le temps. « Faire du Comté ne colle pas avec la temporalité de notre époque. On est un peu à contre-courant … Le fromager connaît le résultat de son travail six mois plus tard. Ce n’est pas dans les mœurs actuelles où l’immédiateté est reine. » Pour le reste, l’apprentissage est affaire de technique, de rigueur et d’expérience. « Quand tu apprends, tu es une éponge. Tu regardes faire l’ancien et tu agis par mimétisme. Mais petit à petit, tu colles des significations et des sensations aux gestes. L’odeur un peu différente du lait ce jour-là sur la repousse de l’herbe, le bruit particulier de la pompe à caillé qui tourne trop vite ou pas assez, l’odeur de champignon dans la cave quand on vient de frotter … Les cinq sens, c’est ce que j’aime ».

Daniel Brenet : « Il faut avoir la passion, tout simplement »

Le fromager des Majors (Villers-le-Lac) a pris sa retraite en fi n d’année 2021 après une carrière débutée à 17 ans. Cet arrière petit fils, petit fils et fils de fromager a le métier dans le sang.

Daniel Brenet a débuté son métier lors d’un temps que les moins de 20 ans ne peuvent pas connaître. Les fromagers, en ce temps-là, soutiraient à la toile, retournaient les fromages sous presse à la main et les transportaient tout aussi manuellement en caves. Ils travaillaient sept jours sur sept (le jour de repos obligatoire date de 2000), prenaient 15 jours de vacances par an et fabriquaient du « Comté à trous ! » Enfants, Daniel et ses cinq frères et sœurs donnaient toujours un coup de main à leurs parents dans la fromagerie de Breyet-Maisons-du-Bois. C’est là que le jeune homme a débuté sa formation en 1978, comme apprenti de son propre père. Le métier était alors exigeant physiquement. « Mais les ateliers étaient aussi plus petits avec des productions plus faibles », tempère Daniel. « J’ai été un an second au Lac-des-Rouges-Truites après mes études à Mamirolle, puis je suis parti à Plénise. En 1983 à Plénise, nous transformions environ 600 000 litres de lait à l’année en trois fromages par jour l’hiver et six l’été. » 38 ans plus tard, Daniel Brenet travaillait 3,3 millions de litres de lait en Comté, soit cinq fois plus qu’en 1983 avec des bras en plus, ceux de son second Jean-Philippe Poirecuite et des moyens de soutirage et de pressage automatiques, un monte-charge, des palettes de démoulage, etc.

La fabrication reste cependant totalement artisanale : les machines diminuent la pénibilité, mais la main de l’homme et ses cinq sens demeurent l’essentiel des outils.

« La relation entre fromager et président de coop doit être scellée par la confiance. Que chacun fasse son travail en responsabilité et en liberté. »

« La relation entre fromager et président de coop doit être scellée par la confiance. Que chacun fasse son travail en responsabilité et en liberté. »

Daniel Brenet l’explique parfaitement : « Chaque jour, je fabrique mon propre levain. Je travaille à partir du petit-lait de la veille et je l’ensemence avec les souches de levain de mon choix en fonction des résultats pour équilibrer les goûts et la texture. J’adapte la dose de levain, la température et la durée de chauffage ainsi que celles du brassage. J’évalue ensuite, la main dans la cuve, le bon moment du décaillage et la formation des grains. Tout cela est affaire de technique, de rigueur et d’organisation, mais pas uniquement. C’est aussi un apprentissage très sensible. Si on ne faisait que de la technique, on ne saurait pas s’adapter lors des changements de lait, ça ne fonctionnerait pas. » A l’heure qu’il est, Daniel Brenet a rendu son tablier et coule une heureuse retraite. Nous lui souhaitons en tous cas ! Durant toute sa carrière, il a pensé à son métier jusque chez lui, le soir, sur le canapé du salon … Sa suite, il l’a confiée à un ancien second … qui est devenu son gendre !

ILS ONT DIT

Hervé Duvot, président du syndicat des fromagers Ain-Jura-Doubs

«Lors du regroupement des branches professionnelles à l’échelon national, nous avons rejoint la FNCL tout en gardant notre propre convention collective à l’échelle du massif jurassien. Ce fut une âpre négociation, menée avec le soutien des représentants des coopératives ! Nous avions à cœur de défendre nos acquis et les spécificités de notre filière, rémunératrice pour tous. Les fromagers en Comté ont une passion pour leur produit, une conviction, voire une certaine croyance ! Beaucoup, comme moi, sont tombés dedans petits et perpétuent cette passion … Notre rôle, au syndicat, c’est de défendre le métier, de maintenir le savoir-faire et de faire évoluer le niveau de rémunération en fonction des responsabilités. Dès les années 2000, les mises aux normes des ateliers ont amené de nouvelles responsabilités avec un suivi sanitaire plus exigeant, des analyses très régulières et l’administratif qui en découle. Tous les fromagers du Comté ont aussi la même mutuelle et des chèques vacances.»

Guillaume Delorme, fromager à l’atelier de Courlaoux (Jura)

«J’ai fait un bac pro dans l’environnement, puis j’ai été maçon pendant deux ans. Un jour, j’ai demandé à mon cousin fromager de m’accueillir une semaine dans son atelier. Pour tester … Cela m’a tout de suite plu, j’ai aimé le côté très concret : le matin, tu as du lait entre les mains et le soir, il est devenu fromage … Avant d’être à Courlaoux, j’ai été à la coopérative de Loulle pour mon BTS, puis à Vevy pour ma licence Pro Terroir. J’effectuais aussi des remplacements à Poncin. Des ateliers Comté toujours ! Ensuite, je suis allé en Haute-Savoie fabriquer de l’Abondance dans un tout petit atelier de montagne, puis en Haute-Saône pour faire du gruyère. J’ai retrouvé le Comté dans le Jura en novembre 2021. J’aime l’ambiance familiale de cet atelier et la proximité avec les équipes d’affinage qui sont sur site. Mais comme tout fromager, ce que je préfère, c’est l’adaptation au lait cru qui nécessite de la rigueur – un trait de caractère qui m’était pourtant étranger avant – et bien sûr, j’adore mettre la main dans la cuve !»

Pour devenir fromager, la licence Pro Terroir BOÎTE À OUTILS DU FROMAGER: Le carnet de fabrication, la Bible du fromager

Que peut bien écrire l’homme en tablier et bottes blanches penché sur son cahier du jour ? Tous les fromagers de l’AOP Comté tiennent un carnet de fabrication où ils notent quotidiennement les moindres détails de la fabrication : dose de levains, qualité du lait, temps de prise, temps de chauffe, etc. Chaque fromager note ce que bon lui semble en plus des obligations de traçabilité : qui a fait quoi ? Y-a-t-il eu un événement particulier ce jour-là ? Une courte panne ? Une fenêtre ouverte ? Ces informations seront utiles des mois plus tard, lorsqu’il ira voir ses fromages en caves d’affinage … Si un lot a un petit défaut ou qu’au contraire, il est extra, le fromager ouvrira son précieux carnet pour vérifier ce qui a pu influencer la production ce jour-là. Une botte secrète très efficace pour l’amélioration continue de la fabrication !

Les gestes artisanaux du fromager en Comté

Ces trois gestes du fromager sont, parmi des dizaines d’autres, essentiels à la fabrication du Comté.

Le test à la poche

Après avoir emprésuré le lait, le fromager surveille le temps de prise et apprécie ensuite la fermeté du gel. Afin de définir le bon moment pour commencer le décaillage, il va effectuer « le test à la poche » : il plonge une pelle en plastique dans la cuve et observe la netteté de la cassure pour évaluer la consistance du caillé. Tout est affaire de sensations … S’il est temps, il passe au décaillage qui sépare la matière sèche du petit-lait.

Le test du pâton

Le caillé est chauffé et brassé pour ressuyer les grains. Le fromager effectue « le test du pâton » : il prélève un peu de caillé et l’agglomère dans sa paume de main, pour évaluer l’élasticité et la cohésion de la pâte. Là aussi, expérience et ressenti font leur œuvre ! Si tout est bon, il décide du soutirage : le contenu de la cuve est aspiré pour être déposé dans des moules perforés laissant s’écouler le petit-lait (récupéré pour l’ensemencement et d’autres usages).

L’apposition de la plaque verte

Lors du moulage, deux plaques de caséine sont glissées sur le côté du « fromage en blanc ». La plaque verte est la carte d’identité du fromage : elle mentionne le mois, l’année et le lieu de fabrication ; la seconde, blanche, indique le jour de fabrication. Parfois, un numéro est ajouté qui indique la cuve dont est issue la meule. Le lendemain, place au démoulage avant de transporter les meules en caves de pré affinage.

Pour devenir fromager, la licence Pro Terroir

L’ Université de Franche-Comté (UFR SLHS, département de Géographie), les ENIL de Poligny et Mamirolle et le Centre Technique des Fromages Comtois ont créé en 2008 la licence professionnelle « Responsable d’atelier de productions fromagères de terroir ». Elle remplace l’ancien Certificat de spécialisation en fromageries traditionnelles. Cette formation universitaire diplômante de l’enseignement supérieur (bac +3) accueille cette année 27 étudiants, futurs fromagers des filières traditionnelles AOP françaises ou étrangères. « Nous accueillons certaines années des élèves venus du Japon, du Cameroun ou encore du Liban », précise Xavier Gigon, coordinateur de cette formation. Les 548 heures d’enseignement dans les deux ENIL sont complétées par plusieurs semaines d’apprentissage dans une fromagerie artisanale. A l’école et en entreprise, les apprentis rôdent leurs méthodes et connaissances afi n de devenir autonomes sur les cuves de fabrication. « Ils apprennent à s’adapter aux variations du lait cru, à respecter les règles sanitaires, à gérer la production, mais aussi à bien connaître le terroir fromager pour mettre en avant les spécificités du fromage qu’ils fabriquent », assure M. Gigon. La Licence Pro Terroir forme de très bons seconds fromagers, qui « devront acquérir quelques années d’expérience pour devenir maîtres-fromagers ». Intéressé(e) ? Les ENIL organisent deux portes-ouvertes les 5 février et 5 mars.
Plus d’infos sur :www.enil.fr

La promotion 2020-21 de la licence Pro Terroir
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