A La Marre, les vaches profitent des marnes entourées de reculées

Photo Loris Faé
Photo Loris Faé

Le village de La Marre, dénommé jadis La Mart-Josserand, est le siège d’une fromagerie fruitière transformant annuellement environ 4,4 millions de litres de lait issus de dix exploitations laitières valorisant un peu plus de 1 500 ha de terres agricoles.

Les producteurs sont implantés, pour six d’entre eux sur le territoire de la commune de La Marre, les autres se localisent dans des finages contigus, sur des fermes et hameaux, constituant des écarts des communes de Frontenay (l’Ecouvette), de Ladoye-sur-Seille (les Granges) et en bordure du village de Mirebel.

Situé sur un vaste plateau légèrement incliné de l’est vers l’ouest (les altitudes passent de 570 m à 520 m), le terroir de la fruitière de La Marre appartient à l’ensemble des 1ers plateaux du Jura. Il participe de l’entité dite du plateau lédonien. Ici, les dispositions générales du relief font du lieu, une entité enclavée, située à l’écart des grands axes locaux de circulation. A l’est, l’horizon est marqué par la ligne sommitale de la Côte de l’Heute, un faisceau étroit culminant à 700 mètres d’altitude séparant le plateau lédonien de la Combe d’Ain et à l’ouest par le contact avec le fossé bressan dans ce que l’on appelle le Vignoble du Jura. La grande singularité du plateau réside dans le fait qu’il est entaillé dans sa bordure occidentale par de puissantes et magnifiques reculées au pied desquelles des vignobles de grande réputation sont établis. Concernant La Marre, son finage se termine en dominant la reculée de la Seille. Le belvédère du cirque de Ladoye offre une vue remarquable et mérite le détour.

Photo Loris Faé

Un plateau régulier…

La surface du plateau est assez uniforme, quelques modestes dépressions s’observent mais la topographie est globalement plane. Il s’agit d’un véritable plateau, c’est-à-dire d’une unité constituée par des couches géologiques disposées quasiment à l’horizontal. Cette forme, a priori simple, masque une certaine complexité dans sa constitution.

Tout d’abord, il s’agit d’une surface issue de plusieurs millions d’années d’érosion. Lors de la lente émersion de ce qui, plus tard, deviendra le massif du Jura, les dalles de calcaires issues des sédimentations de l’ère secondaire ont subi les effets de l’érosion karstique (le carbonate de calcium réagit au contact du gaz carbonique et se transforme en acide carbonique produisant une lente dissolution de la roche). Pendant presque 100 millions d’années, cette érosion a eu raison d’une épaisseur titanesque de calcaire ; les géologues estiment que 1000 mètres de roches ont ainsi été dissout !

Ensuite, l’émersion et la formation du massif du Jura, et son décollement et glissement sous l’effet de la compression émise par les Alpes, ont produit des fractures, des failles qui quadrillent le plateau. Certaines s’orientent au nord, d’autres dessinent un axe sud-est nord-ouest mais toutes sont, en certains endroits, de précieux guides pour l’érosion et notamment le cheminent souterrain des eaux et la formation des reculées.

Enfin, sur le plateau, trois grands ensembles de calcaires se succèdent. A l’est, au-dessus de 550 m se trouvent des calcaires du Bathonien. Il s’agit d’une couverture résiduelle, l’essentiel de strate a été érodée. Elle se prête peu à la formation d’un sol propice à l’agriculture. La roche affleure et forme un lapiaz recouvert par une forêt de feuillus. Par endroits, la présence de murs en pierres sèches indique qu’autrefois ces lieux pouvaient être utilisés comme des pâturages d’appoint mais il est vain d’espérer y trouver une abondante ressource fourragère. Au centre du plateau une mince couche de marnes et de calcaire marneux est présente. Elle s’est formée à la fin du Bajocien, il s’agit des marnes dites de Plasne. Leur existence est fondamentale pour le peuplement et la mise en valeur du plateau par des éleveurs. Les marnes sont imperméables et permettent ainsi à quelques points d’eau de se former pour assurer l’abreuvement des hommes et des bêtes. D’ailleurs, dans ces marnes, quelques rares mares naturelles sont identifiées ; cependant, lors des sécheresses elles s’assèchent rapidement. Le village de la Marre s’est installé au sein de cet ensemble. Sur le reste de la surface, en dessous de 540 mètres se trouve l’épaisse dalle calcaire du Bajocien dans laquelle la Seille et ses ruisseaux émissaires ont creusé de puissantes reculées. C’est en grande partie sur ces roches que se localisent les parcelles agricoles du terroir local.

… au régime sec.

L’approvisionnement en eau a de tout temps été une préoccupation des habitants et des agriculteurs du plateau de la Marre. Si la commune dispose et exploite toujours son captage de la source du Patouillet, elle doit toutefois compter sur les ressources du voisinage lorsque les débits chutent en période de sécheresse.

En 1855, les auteurs du Dictionnaire géographique, historique et statistique des communes du département du Jura indiquent que « le village semble tirer son nom d’une grande mare, autour de laquelle se sont groupées les premières habitations. Ce réservoir était d’autant plus précieux, que l’eau est excessivement rare sur tout le plateau (…) » et ils ajoutent « le sol, formé d’une mince couche de terre végétale reposant sur le roc vif, n’est fertile que les années pluvieuses (…) ».

Le finage de la Marre est très perméable. Les eaux de pluie n’y sont pas stockables, elles s’infiltrent dans les diaclases et fractures de la dalle calcaire et alimentent les circulations souterraines qui nourrissent les sources résurgences au fond des reculées voisines. Heureusement, le secteur a la particularité d’être copieusement arrosé par les pluies. La station météorologique située au Fied (village voisin) indique qu’il tombe en moyenne 1,43 mètres d’eau par an et que ces précipitations sont régulières et étalées sur tous les mois de l’année. D’ailleurs, le mois qui enregistre le moins de pluie est février car il ne compte que 28 jours ! L’abondance et la régularité des pluies sont la clé de voute du système agricole mis en place. Cependant, les épisodes intenses de canicules et les sécheresses qui sévissent avec une fréquence interannuelle rapprochée, constituent des contraintes importantes pour les éleveurs qui doivent disposer de fourrages et d’eau pour les animaux.

Un paysage fait de haies et de murs de pierres sèches

L’identité paysagère du plateau de la Marre réside incontestablement dans le façonnage et l’entretien par les éleveurs d’un paysage fait de haies et de murs de pierres sèches. Il s’agit de murgers d’épierrement patiemment construits par des générations de pasteurs qui n’ont eu de cesse d’enlever les pierres des champs et de les déposer soigneusement sur les limites des propriétés afin de disposer de parcelles labourables et fauchables. Par endroits, lorsque la roche est trop présente, le sol est laissé en l’état et dépourvu d’usage agricole. Alors, des buissons et des bosquets prennent forme.

Lorsque que l’on compare les photographies aériennes des années 1950 à celles de l’époque actuelle il apparaît tout d’abord qu’en certains endroits les murgers ont été enlevés. Ils délimitaient bien souvent des parcelles de petite dimension relativement difficiles à mettre en valeur aujourd’hui avec une pareille densité de murets. Cependant, que l’on ne s’y trompe pas, les murgers sont toujours très présent et bien entretenus. Ensuite, les haies sont plus importantes qu’autrefois. Elles se développent sur les murgers. Il faut ici comprendre que si aujourd’hui l’homme laisse pousser les haies, il n’en a pas toujours été ainsi. Autrefois, les forêts étaient surexploitées et leur superficie n’avait rien à voir avec la situation actuelle. Cela est d’autant plus vrai pour le Jura que les Salines de Salins ont été de très grandes consommatrices de bois durant leur existence. Les haies étaient donc une ressource complémentaire précieuse et elles étaient régulièrement coupées pour fournir du combustible. Aujourd’hui, la situation est tout autre. L’intérêt sylvicole de la haie est mis au second plan, ces dernières sont perçues comme des éléments d’intérêt écologique et leur entretien doit se faire en respectant un calendrier qui n’interfère pas avec leur utilisation par les espèces animales, les oiseaux nicheurs notamment. En conséquence, il y a aujourd’hui plus de haies qu’autrefois sur le plateau. Leur présence permet par ailleurs de constituer des brises vents et des ombrages qui profitent au bétail pour les protéger des effets de la bise et du soleil. Enfin, la forêt occupe une place plus importante. Dans les années 1950, des prés secs, fortement embroussaillés étaient encore présent ; aujourd’hui ils sont retournés à l’état de forêt. Le coût de leur entretien comparé à leur valeur agricole a incontestablement causé leur abandon.

Si le remembrement et le regroupement des parcelles a bien été effectué sur le secteur, il n’a pas pour autant bouleversé paysage. La trame des anciennes limites parcellaires est bien visible puisque l’essentiel des murgers et des haies sont restés en place. Il n’est pas rare d’observer des parcelles cadastrales vastes, décomposées en plusieurs unités sous l’effet des réseaux des haies et murets. L’herbe est la production agricole dominante du plateau. Il s’agit pour plus de la moitié de la surface de prairies naturelles dites permanentes. Le reste est dédié à des prairies temporaires et la culture d’un peu de céréales fourragères (de l’orge d’hiver). L’ensemble est ainsi tourné vers les besoins de l’élevage : l’herbe pour fournir du foin, des regains et des pâtures, l’orge pour compléter la ration des animaux et disposer de paille pour leur couchage dans les stabulations. Il semble que depuis quelques années il se sème un peu moins de céréales qu’avant. Elles représentent à peine 10% de l’assolement et il faut voir en cela une forme d’adaptation des éleveurs aux modifications du climat qu’ils subissent et perçoivent. Les sécheresses successives (2018, 2020 et 2022) ont montré que la production de foin pouvait être insuffisante aux besoins. Dès lors les éleveurs ont, à juste titre, privilégié cette production essentielle pour les troupeaux. A cette altitude, la culture du maïs consommé en vert est possible mais ici sa présence est anecdotique (5ha en 3 parcelles sur les 1 500 exploités !).

La production de fromages sur le terroir de La Marre est établie depuis de nombreuses générations. Au cours du XIXème siècle la commune était le siège de deux fromageries fruitières. En 1853 elles avaient produit 40 tonnes de gruyère.

Aujourd’hui, comme hier, le finage du terroir de La Marre est mis en valeur par des éleveurs laitiers organisés en coopérative fruitière. Leurs fermes sont généralement de taille importante mais les conditions naturelles des lieux limitent la production. Ici il faut plus de surfaces qu’ailleurs pour produire. La productivité moyenne est voisine 2900 litres par hectare. Il est heureux que ces éleveurs participent d’une filière fromagère qui assure un partage équitable de la valeur ajoutée. Leur Comté est excellent et il paraît même qu’ils font un fromage persillé qui ressemble aux cavités et ruisseaux souterrains qui se cachent sous le plateau.

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